III
APPAREILLAGE AU PETIT JOUR

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho resserra le col de son manteau. Le canot bouchonnait sévèrement sur les eaux du Solent. Un bien étrange départ de Portsmouth, songeait-il : sans la neige, tout était redevenu comme avant. Il y avait du bruit, chacun s’affairait, des hommes marchaient au pas, et de nombreux canots tournaient devant les marches en attendant de ramener des officiers à bord des vaisseaux au mouillage.

Sauf que ce n’était pas son vaisseau. Il avait fait un passage rapide à bord de la frégate La Fringante pour signer quelques papiers, et avait hâte de partir le plus rapidement possible. Ce bâtiment s’était bien battu, même l’artillerie de l’Indomptable n’avait pu venir seule à bout des Yankees. Mais tout ça était loin. Il n’avait jamais réussi à considérer La Fringante comme son bâtiment, et il n’avait d’ailleurs guère fait d’efforts. Son propre vaisseau gisait par le fond, sa belle figure de proue fixait désormais l’obscurité de l’abîme, et tant de ses marins avec elle.

L’aspirant responsable du canot ne savait que trop quels étaient le grade et l’importance de son passager : le seul nom de Bolitho avait suffi à faire circuler pas mal de rumeurs à bord.

Adam baissa les yeux sur les coffres posés à ses pieds. Tout était neuf. Tout, même le sabre qu’il avait acheté avec le plus grand soin. Le reste gisait par le fond avec l’Anémone.

Il jeta un regard à son jeune compagnon, John Whitmarsh, le seul à avoir été arraché à la mer. Il avait servi deux ans à bord de l’Anémone avant qu’elle sombre. A peine un enfant. Un oncle l’avait « désigné volontaire d’office », si oncle il y avait eu, après que le père du petit garçon, pêcheur hauturier de son état, se fut noyé dans les Goodwins. John devait devenir son domestique. Adam n’avait jamais vu chez quiconque autant de fierté et de gratitude lorsqu’il lui avait fait cette proposition. L’enfant n’avait pas encore compris qu’il avait sauvé la vie de son commandant, et non l’inverse.

L’aspirant annonça sèchement :

— La voilà, commandant.

Adam se découvrit. Elle, c’était la Walkyrie, frégate de trente-huit, soumise à de rudes épreuves et sans cesse à la tâche, comme la plupart de ses semblables. Elle achevait les derniers préparatifs avant l’appareillage : embarquement de l’eau douce, de fruits frais s’il y en avait et, naturellement, des hommes d’équipage. Le plus aguerri des détachements de presse avait du mal à trouver des recrues de qualité dans un port de guerre.

Il se tourna vers le jeune garçon. Il avait peu changé, en dépit de sa jolie vareuse toute neuve et de son pantalon blanc. Ozzard lui avait enseigné quelques rudiments ; le reste, il l’apprendrait bien assez tôt. Il était vif et, s’il avait encore des séquelles de ce qu’il avait vécu – son meilleur ami, mousse de son âge, avait été emporté sous ses yeux –, il n’en montrait rien.

Adam avait écrit à la mère du garçon. Si elle lui avait demandé de le laisser à terre, il l’aurait fait et se serait assuré personnellement qu’il était retourné chez lui. Elle n’avait pas répondu. Peut-être avait-elle déménagé, ou s’était-elle mise en ménage avec un autre « oncle ». Peu importe, Adam pensait que sa nouvelle recrue était contente de sa position.

Il examina sa frégate d’un œil critique. Vergues impeccablement brassées, voiles bien ferlées. Elle avait belle allure. Il distinguait déjà les tenues rouge et bleu du détachement d’honneur près de la coupée. Il ignorait tout de son commandant, si ce n’est qu’il s’agissait de son premier commandement. Après tout, ce n’était pas son affaire. Lui-même, comme le contre-amiral Keen qui devait arriver le lendemain, embarquerait comme passager. Il esquissa un sourire. Un gêneur…

Il songeait avec tendresse à son oncle, il se souvenait combien ils s’étaient rapprochés lorsqu’il s’était évadé de chez les Américains. Ils devaient tous se retrouver à Halifax. Il ne comprenait toujours pas pourquoi il avait accepté l’offre de Keen. Un sentiment de culpabilité ? Pour éloigner les soupçons ? Il savait qu’il y avait autre chose. Il se souvenait de Zennor, de la paix qui y régnait, la mer que l’on devinait sur les rochers derrière la falaise. Sa tombe. Il y avait posé la main et senti son âme. La petite sirène…

— Brigadier ! cria l’aspirant d’une voix forte.

Peut-être avait-il pris le silence d’Adam pour de la désapprobation.

Le brigadier s’était levé, gaffe mâtée. Les avirons et la barre manœuvraient pour rapprocher le canot des porte-cadènes. Puis on rentra. L’embarcation bouchonnait et tossait le long du bord, arrosant copieusement son armement.

Adam se tourna vers l’aspirant :

— Je vous remercie, monsieur Price. Belle manœuvre.

Le jeune homme en resta bouche bée, tout surpris qu’il connaisse son nom. Adam, lui, songeait toujours à Bolitho, à ce qu’il lui avait appris. Ils ont un nom. Il entendait presque sa voix. Dans l’existence que nous partageons, c’est souvent tout ce qu’ils possèdent.

Il se leva, s’assura que son sabre était bien calé contre sa hanche. Il n’avait jamais oublié cette histoire que lui avait racontée Bolitho : un officier supérieur, se prenant les pieds dans son sabre, s’était étalé de tout son long devant la garde.

Il se tourna vers le jeune mousse :

— Paré, John ?

Il savait que, là-haut, tout le monde les attendait : c’était le rituel lorsqu’un commandant monte à bord. Ça aussi, c’était important.

Whitmarsh ramassa son sac. Ses yeux marron ne cillèrent pas lorsqu’il leva la tête vers les mâts élancés, vers le pavillon qui flottait à la poupe.

— Paré, commandant – et, l’air décidé : Ouais, paré.

Adam lui fit un grand sourire, puis escalada allègrement la muraille. Il avait encore un pansement sur sa fragile cicatrice, mais c’était simplement pour la protéger du frottement de ses vêtements.

Il s’avança sur le pont et se découvrit tandis que les fusiliers se mettaient au présentez-armes. Pour que je me souvienne, pour que je n’oublie jamais.

— Bienvenue à bord, commandant ! C’est un honneur de vous accueillir !

Adam lui serra la main. Il était très jeune et, avec ses épaulettes brillantes toutes neuves, on aurait cru un adolescent jouant le rôle d’un commandant. Comme moi, dans le temps.

Le commandant, Martin Hyde, l’accompagna à l’arrière et lui dit, presque en s’excusant :

— Un peu entassés, j’en ai peur. Le contre-amiral Keen prendra mes appartements et il y a une couchette supplémentaire qui vous est destinée. Je me suis arrangé pour que votre coin soit séparé du reste par une tenture. Je vous fournirai un domestique pour assurer votre confort – il hésita. Je dois vous demander une chose. Comment est l’amiral ? Nous avons trois mille milles à franchir jusqu’à Halifax, et il est sans doute habitué à plus de luxe que ce que je puis lui offrir.

— Un homme d’agréable compagnie, et un homme bon dans tous les sens du terme.

Le commandant en parut soulagé.

— J’ai cru comprendre qu’il avait perdu sa femme récemment. Cela peut vous changer quelqu’un.

Adam s’entendit répondre d’un ton égal :

— Il vous laissera toute liberté de conduire votre bâtiment à votre guise.

Il allait devoir s’y habituer : les gens ont toujours envie de savoir.

Il aperçut un caporal fusilier montrant quelque chose à Whitmarsh, et le jeune garçon lui faire signe qu’il avait compris.

Il était chez lui. Pourtant, Adam le vit regarder furtivement le pont plein de monde, la garde qui rompait et l’équipage qui se remettait au travail.

— Voilà un garçon qui promet, dit Hyde à Adam. Jeune encore, mais je suis souvent si à court de monde que je les arracherais des bras de leur mère si je pouvais !

Un officier rôdait dans le coin, le second, visiblement.

— On me demande, commandant. Nous causerons plus tard – il sourit, ce qui le faisait paraître encore plus jeune. C’est un privilège de vous avoir à mon bord, encore que, au bout de trois mille milles, vous ne serez pas forcément du même avis.

Et il s’en fut.

Au-dessus de sa tête, les bruits familiers avaient repris : les coups de sifflet des boscos, « les rossignols de Spithead », comme on les appelait, le martèlement des pieds nus, le grincement des palans dans les poulies. C’est son univers, mais ce n’est pas le mien. Adam s’assit sur un coffre pour contempler la vaste chambre, là où il allait vivre et se préparer à l’avenir qui l’attendait avec Keen.

Il entendit Whitmarsh qui arrivait dans son dos, attentif à ne pas abîmer ses chaussures bien brillantes à boucles dorées.

— Dans ce coffre, lui dit Adam – il lui tendit les clés. Tu y trouveras du cognac.

Il regarda le mousse ouvrir le coffre. Comme tout le reste, il aurait pu appartenir à quelqu’un d’autre. Tout neuf. Il poussa un soupir.

John Whitmarsh lui demanda doucement :

— Vous êtes triste, commandant ?

Adam le regarda intensément.

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit à bord de l’Indomptable, quand je t’ai demandé de rester avec moi ?

Il le vit qui plissait les yeux.

— Ouais, commandant. Vous avez dit que, quand on se sentirait tristes, on se souviendrait de notre vieux bâtiment et de tous nos amis qu’on a perdus.

Adam lui prit le verre de cognac.

— C’est ça.

Le petit garçon avait l’air inquiet.

— Mais nous allons avoir un autre vaisseau, commandant !

La simplicité de cette déclaration le remua profondément.

— Oui, on va en avoir un autre, John.

Il se détourna vers les fenêtres de poupe, recouvertes de sel, comme du givre.

— Mais on ne peut pas s’empêcher de ressasser.

Le garçon ne l’avait pas entendu, ou peut-être Adam avait-il parlé tout seul : il était occupé à vider l’un des coffres, bien proprement, comme Ozzard le lui avait appris. Il était heureux.

Adam se releva. Et moi aussi, il faut que je sois heureux. Les autres dépendent de moi. Cela doit suffire.

Pourtant, lorsqu’il s’était agenouillé près de la tombe, il savait bien que cela ne suffisait pas.

 

George Avery s’arrêta un instant pour réfléchir à ce qu’il était en train de faire. Lorsqu’il l’avait vue s’éloigner dans sa jolie voiture bleue, il aurait dû décider que cette histoire était finie, l’enfouir avec tant d’autres souvenirs et d’expériences amères. Il était retourné à Jermyn Street et avait arpenté la rue dans les deux sens, uniquement pour réveiller les sensations bouleversantes de cette rencontre inattendue. Il espérait aussi revoir les deux anciens soldats déguenillés qui mendiaient leur pain, mais ils avaient sombré dans l’ambiance irréelle de cette journée. Il fronça le sourcil : cela dit, il y en avait bien d’autres.

Elle avait eu raison sur un point. Sa demeure était toute proche ; il n’était même pas hors d’haleine de s’y être rendu à pied. Il faisait froid, le soleil était noyé dans un brouillard humide, mais il n’avait pas eu besoin d’enfiler le manteau de mer qu’il portait sous le bras. Toutefois, la maison suffisait à lui glacer les sangs. Il ne savait trop ce qu’il s’attendait à trouver, mais elle était vaste et élégante. Il s’arrêta derechef. Il fallait qu’il fasse demi-tour et qu’il s’en aille, tout de suite. En outre, il y avait là de nombreuses voitures : elle n’était pas seule.

Peut-être aurait-il dû se rendre chez elle lorsqu’elle l’en avait prié, pour prendre le thé. Mais cette invitation remontait à deux jours. Depuis, il avait regardé bien des fois sa petite carte, incapable de décider de la conduite à tenir.

Et puis, un courrier de l’Amirauté était venu lui déposer un pli, avec la date d’appareillage. Ils devaient appareiller de Plymouth, il était donc temps d’entreprendre le long voyage jusqu’à Falmouth, où Sir Richard Bolitho requérait sa présence.

Et au lieu de cela, il était planté ici.

Qu’allait-elle dire ? Elle risquait même de ne pas accepter de le voir. Il se tourna une fois encore vers la demeure, il tentait de se rappeler le commandant, son mari. Il avait toujours supposé que, si l’on avait donné le Canopus à Mildmay, c’était une insulte, à raison de quelque manquement dont il se serait rendu coupable. Peut-être avait-il offensé un personnage haut placé ; ce genre de chose n’était pas rare. Et c’est bien pour cela qu’on m’y a affecté. Pris aux Français lors du combat d’Aboukir, ce vaisseau avait subi tant d’avaries et avait ensuite été mené si durement que son pire ennemi était la pourriture.

Mais Mildmay avait débarqué alors que son bâtiment se trouvait au bassin et avait été promu contre-amiral. Et encore promu quelques années après. À présent, il était mort.

Il sentait son assurance vaciller, lui qui n’en avait jamais eu beaucoup. Cette fois-ci, il n’allait pas se conduire comme un imbécile.

La porte à double battant était devant lui, il ne se rappelait pas avoir grimpé les marches. L’une des portes s’ouvrit, comme si on l’avait observé en secret. C’était une femme, grande, l’air sévère, vêtue de gris de la tête aux pieds. Un gros trousseau de clés était accroché à la châtelaine qu’elle portait à la ceinture.

— Oui ?

Elle l’examinait sans pitié. Elle était sans doute habituée aux gens de qualité et aux officiers supérieurs. Étonnamment, cela le fit sourire. Elle était aussi rebutante que le tailleur de Jermyn Street.

— Je souhaiterais parler à Lady Mildmay, lui dit-il.

Elle le quitta des yeux pour chercher une voiture, quelque signe de respectabilité.

— Madame n’attend pas votre visite ?

Ce n’était pas exactement une question.

Avery entendait de la musique, un pianoforte. Puis, après un silence, des applaudissements, comme le bruit de feuilles mortes qui tombent.

— Non, à vrai dire, je…

— Qu’y a-t-il, madame Pepyat ? Je croyais vous avoir…

Avery se découvrit.

— Je suis désolé, milady.

Elle se tenait près du grand escalier incurvé, une main plaquée sur le corsage de sa robe, sous le coup de la surprise ou du désagrément que lui causait cette intrusion. Elle reprit :

— Monsieur Avery, vous ne tenez pas à jour votre agenda !

Mais elle lui sourit pourtant et s’avança à sa rencontre.

— Quelque chose qui ne va pas ?

Il prit la main glacée qu’elle lui tendait et la baisa.

— On m’a rappelé, milady. Je dois partir très bientôt pour la Cornouailles.

Le pianoforte s’était remis à jouer et Avery conclut :

— Je m’en vais. Vous avez du monde.

Elle le regardait de ses yeux bleus, l’air interrogateur.

— Mais non, mais non. C’est Mr Blount, il vient de Highgate pour jouer chez moi. Nous recueillons des dons pour l’hôpital de la marine, à Greenwich – elle haussa les épaules. C’est une manière agréable de recevoir de vieux amis, enfin, des relations, si vous préférez… – un sourire. Aimez-vous la musique, monsieur Avery ? C’est du Mozart, très à la mode, apparemment.

Avery écoutait.

— Oui. La Fantaisie en ut mineur – il ne s’aperçut même pas qu’elle haussait le sourcil. J’ai fait partie d’un chœur, et l’organiste de mon père nous jouait toujours quelques pièces après les répétitions.

Il fallait décidément qu’il prenne congé. Visiblement, la redoutable Mrs Pepyat était du même avis.

— Prenez le manteau et la coiffure de monsieur, ordonna Lady Mildmay.

Un valet surgi de nulle part se chargea de la chose. La retraite était coupée.

Elle glissa son bras sous le sien et le mena à une large porte.

— Asseyons-nous près de cette colonne. Vous voyez bien, personne n’a rien remarqué…

Il s’assit à ses côtés. Bien qu’elle ait dégagé son bras, il sentait encore son contact. La pièce était remplie de monde. Les femmes, certaines encore jeunes, d’autres un peu moins, étaient attentives. Çà et là, une auditrice battait la mesure du bout du pied. Les hommes étaient en général plus âgés, on apercevait quelques uniformes écarlates : des officiers supérieurs qui tentaient de faire bonne figure, mais qui, pour la plupart, s’ennuyaient cordialement. Le pianiste, Blount, était minuscule. Malgré la jeunesse de ses traits, il aurait pu sortir d’un vieux portrait et Avery devinait qu’il se moquait totalement de son auditoire.

Elle se pencha vers lui et Avery vit deux femmes se retourner immédiatement pour les observer.

— Nous allons servir des rafraîchissements un peu plus tard. En attendant, il faut que j’aille m’occuper d’eux.

Elle était très près, si près qu’il humait l’odeur de ses cheveux, son parfum, et qu’il voyait ses seins se soulever et se baisser.

— Suis-je restée comme dans votre souvenir, monsieur Avery ?

Elle le taquinait. Ou bien, était-ce cela… ? Il répondit un ton plus bas :

— Telle quelle.

Elle détourna les yeux. La musique se tut, le public se leva pour applaudir. Avery se dit que, chez certains, c’était par plaisir, mais pour d’autres, par soulagement…

Une manifestation de charité. Avery balayait du regard les robes de prix, les coiffures sophistiquées, les hommes qui souriaient alors qu’apparaissaient les premiers plateaux chargés de vin. De tout ce beau monde, combien sauraient aller à l’hôpital de la marine, se demandait-il, mais son propre cynisme le gênait.

Il resta donc près de la colonne et prit le verre de vin que lui tendait un laquais. Son hôtesse circulait au milieu de ses invités d’un air décidé. Il l’entendit rire aux éclats devant deux officiers de l’armée de terre qui en restaient extasiés.

Il allait se retirer lorsqu’un officier de marine qui donnait le bras à une femme s’arrêta pour dire quelques mots à Lady Mildmay avant de se diriger vers la porte. Il s’éclipsait.

Elle vint le rejoindre.

— Alors, monsieur Avery, vous vous amusez bien ?

— Cet officier. Je le connais.

— Le vice-amiral Bethune. Oui, il a eu un avancement fulgurant.

La chose paraissait l’amuser.

— Et elle, c’est sa femme.

Il ne se l’était pas imaginée ainsi. Peut-être l’avait-on mal renseigné.

Elle le regardait fixement.

— Non, ce n’est pas son épouse. Pour ce qu’on en sait, il est difficile de l’en blâmer. Il est très séduisant, enfin, pour autant qu’une femme puisse en juger.

Un certain nombre d’invités prenaient congé, leur devoir accompli. Elle lui demanda soudain :

— Vous me disiez que vous vous souveniez… Quand revenez-vous ?

Elle se retourna pour sourire et faire la révérence à un gros homme rubicond et à sa femme.

— C’est si gentil à vous d’être venue, Votre Grâce !

Et son sourire s’effaça comme par miracle.

— Répondez-moi.

Il haussa les épaules.

— Je vais rejoindre l’escadre de Sir Richard Bolitho.

Elle remit la main sur sa poitrine. Elle s’abandonnait, cédait au naturel.

— Vous partez aux Amériques ? La guerre ?

Il lui sourit.

— C’est le sort des marins, madame.

Elle se retourna encore, deux femmes s’étaient levées pour prendre congé. Elles semblaient bien se connaître, et la première fixait Avery avec curiosité.

Avery demanda soudain :

— Et ça, qui est-ce ?

Lady Mildmay serra la main sur son bras, ne se souciant absolument pas des conséquences de son geste.

— C’est l’épouse de votre amiral, Lady Bolitho. Vous ne la connaissiez pas ?

Avery secoua la tête.

— Ce n’est pas mon monde.

Il jeta un coup d’œil à la porte.

— J’ai à faire, milady. Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Ce n’était aucunement dans mes intentions.

Elle se troubla.

— Avez-vous une voiture ?

— Je peux facilement en trouver une. Je rentre à Chelsea.

Quelqu’un l’appelait, mais elle semblait ne pas entendre.

— Ma voiture peut vous y conduire, et ce sera plus confortable – elle lui serra plus fort le bras. Je vous en prie.

Elle avait abandonné toute fierté.

— Je vous en prie, restez.

— Je crois que nous devons remercier Lady Mildmay pour son adorable hospitalité, pour le dévouement avec lequel elle s’occupe des malheureux.

Elle fit une profonde révérence, redevenue soudain très convenable. Mais le sillon ombré entre ses seins disait le contraire.

Puis elle se redressa et, le regardant droit dans les yeux :

— George… je vous en prie, restez jusqu’à demain.

C’était de la folie. Pourtant, il était une autre folie, celle qu’ils connaissaient tous : le tonnerre des grosses pièces, les hurlements et l’horreur du combat. Comment le lui expliquer, comment se libérer de tout cela ? Mais elle avait disparu dans la foule des invités.

Avery traversa la maison jusqu’au jardin, déjà plongé dans la pénombre du crépuscule.

Oui, une folie. Les dés en étaient jetés.

 

La voiture s’était arrêtée au sommet d’une petite colline, les chevaux piaffaient sur la route pierreuse, indifférents à la fraîcheur de l’air matinal.

Bolitho se tourna vers elle. Il avait enfoui sa main à l’intérieur de son gros manteau. Comment le temps pouvait-il s’écouler si vite, sans aucune pitié ?

— Nous sommes presque arrivés, Kate.

— Je sais, je m’en souviens.

Ils auraient pu faire toute la route depuis Falmouth d’une seule traite, mais avaient passé une nuit dans une auberge, aux environs de Liskeard. Bolitho savait pertinemment qu’il risquait de manquer l’appareillage s’il était en retard ou s’ils devaient connaître quelque accident en chemin. Depuis qu’il avait pris la mer pour la première fois, à l’âge de douze ans – si ce n’est plus tôt – on lui avait inculqué que la marée n’attendait jamais personne. Il écoutait alors son père et les marins de l’endroit qui vivaient sur et de la mer. Mais il ne voulait pas non plus faire subir à Catherine un voyage aussi long sans lui laisser aucun répit.

Ils avaient quitté la pointe du Turc de bon matin ; ni lui ni elle ne se sentaient d’appétit au petit déjeuner. Même dans un endroit aussi perdu, il n’avait pu échapper à sa notoriété. Des gens attendaient devant l’auberge, criant et faisant de grands signes, lui souhaitant tout le bonheur et toute la chance possibles. Catherine leur avait répondu comme elle faisait toujours, alors même que leur gentillesse lui brisait le cœur. Ce n’était pas pour la semaine prochaine ni pour celle d’après. C’était aujourd’hui.

Les autres membres de son petit équipage devaient déjà être à bord. Avery, encore plus renfermé qu’à son habitude depuis son retour de Londres ; l’imperturbable Yovell, avec ses livres et sa Bible ; Ozzard, qui ne laissait jamais rien paraître, et, naturellement, Allday. Allday était toujours triste d’abandonner femme et enfant, mais il y avait autre chose chez lui, de l’orgueil, ou une certaine satisfaction à l’idée que l’on ait besoin de lui. Il avait repris ce qu’il considérait comme son rôle majeur dans l’existence.

Bolitho avait parlé toute la nuit avec Catherine. Le bâtiment, le Royal Enterprise, était un transport de la marine, plus rapide que la plupart des navires marchands et que l’on utilisait pour transporter des personnages importants là où ces messieurs les lords de l’Amirauté en avaient décidé. La traversée devait leur prendre entre trois semaines et un mois, si le temps le permettait : les capitaines de ces transports étaient gens de grande expérience et savaient tirer le meilleur parti des vents dominants pour effectuer ce genre de traversée sans anicroche. Dans ces conditions, on serait au début du printemps en Cornouailles lorsqu’il hisserait de nouveau sa marque à bord de l’Indomptable, à Halifax.

Au moins, il aurait James Tyacke, Adam et Keen pour l’épauler. Mais elle, qui aurait-elle ?

Il lui avait parlé de Belinda, de son besoin d’argent. Catherine était déjà au courant, ou elle avait tout deviné. Elle s’était exclamée :

— Besoin ? Une enfant gâtée, plus vraisemblablement. Je ne laisserai pas cette femme te causer du souci, Richard.

Lorsque l’auberge avait enfin sombré dans la paix pour la nuit, ils étaient restés serrés l’un contre l’autre et avaient parlé jusqu’à ce que la passion dévorante s’empare d’eux une dernière fois.

Ils entendaient Matthew qui s’entretenait à voix basse avec Ferguson. Lequel Ferguson avait insisté pour les accompagner. Il ramènerait Catherine à Falmouth, ce qui évitait de devoir engager un garde à cet effet. Matthew et lui étaient restés dans la salle de l’auberge à débiter des histoires et à boire, avant de finalement se retirer : Ferguson dans sa chambre, et Matthew, avec ses chevaux, comme il faisait toujours quand ils voyageaient.

Catherine se retourna vers Richard.

— Rappelle-toi, je serai toujours avec toi. Je t’écrirai souvent pour te raconter ce qui se passe à Falmouth et dans notre maison.

Elle avait effleuré la boucle de cheveux, au-dessus de son œil ; à présent, elle était presque blanche, et elle savait que cela lui faisait horreur. Elle songeait que la terrible cicatrice qu’elle cachait devait en être la cause. Pour le reste, ses cheveux étaient restés noirs, comme au jour où elle l’avait rencontré pour la première fois. Elle lui murmura :

— Je suis si fière de toi, Richard – puis, baissant la tête, elle donna un coup de poing dans son siège. Je ne vais pas pleurnicher. Nous sommes passés à travers tant d’épreuves, nous avons tant de chance. Je ne pleurerai pas.

Ils avaient décidé de se quitter avant d’arriver au bâtiment : cela était tellement différent de cette autre fois, lorsqu’elle avait escaladé la muraille de l’Indomptable sous les vivats des marins de Tyacke, dont la plupart étaient morts pendant le combat contre l’Unité.

Mais maintenant que l’heure fatidique avait sonné, il avait du mal à la quitter.

Comme si elle lisait dans ses pensées, elle lui dit soudain :

— Nous pourrions peut-être sortir, Richard, juste quelques instants ?

Ils descendirent, il la prit par le bras. Son manteau volait au vent. Bolitho n’avait pas besoin d’instrument de mesure : il lui suffisait de le sentir. Un vrai vent de marin. Le Royal Enterprise devait tirer sur son câble, impatient de partir. Il avait connu cela toute sa vie, mais rarement en qualité de passager.

Et là-bas, comme un serpent noir qui faisait des nœuds, il y avait la Hamoaze. Plus loin encore, noyés dans la brume et l’air humide, Plymouth et le Sound. Elle lui dit doucement :

— Les collines du Devon, Richard. Je connais ces endroits par cœur, grâce à toi.

— Nous avons fait et partagé tant de choses ensemble.

Elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Contente-toi de m’aimer, Richard. Dis-moi que tu resteras toujours près de moi.

Ils regagnèrent la voiture. Matthew les attendait près des chevaux. Ferguson, sans forme dans sa grande houppelande de cocher, restait assis en silence, partageant ce moment comme il l’avait fait tant de fois.

La portière se referma. Ils partirent, descendirent la colline. Il y avait toujours plus de monde. Certains montraient du doigt les armoiries sur la voiture et poussaient des vivats sans trop savoir si elle était vide ou occupée.

Puis ce furent des maisons, une écurie qui lui rappelait des souvenirs d’antan, lorsqu’il était enseigne. Il la serra contre lui, il savait ce que tout cela devait lui coûter. Elle était belle, en dépit des cernes qu’elle avait sous les yeux ; elle était telle qu’il la voyait toujours lorsque l’océan les séparait. Elle lui dit :

— Je vais m’occuper, Richard. J’aiderai Bryan, j’irai voir Nancy plus souvent. Je sais qu’elle s’inquiète pour Lewis. Il ne tient aucun compte des prescriptions des médecins.

— Nous sommes arrivés, amiral.

C’était Matthew.

Elle serra plus fort son bras.

— Je vais t’accompagner jusqu’à l’embarcadère. Peut-être le canot n’est-il pas encore arrivé, je te tiendrai compagnie.

Il effleura son visage, ses cheveux.

— Le canot sera là. Je suis amiral, tu t’en souviens ?

Elle éclata de rire.

— Et un jour, tu as même oublié de me le dire !

Il l’étreignit. Ils restèrent ainsi, immobiles. Il n’avait pas de bagages, on les avait déjà expédiés. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était sortir de la voiture, passer la porte et gagner l’appontement. C’était si simple. Voilà sans doute ce que s’étaient dit ceux qui marchaient vers la guillotine…

Il ouvrit la portière.

— S’il te plaît, Kate, reste ici.

Il la serra une fois encore, elle se pencha pour l’embrasser. Il recula un peu et dit aux autres :

— Prenez bien soin d’elle…

Il les voyait à peine.

— … pour moi.

Matthew lui répondit avec un grand sourire :

— Pour ça, y a pas meilleur que nous !

Mais ses yeux, eux, ne riaient pas.

Ferguson était descendu, lui aussi.

— Bon vent, bonne mer à vous, sir Richard.

Bolitho se tenait là, immobile ; plus tard, il se dit que c’était comme si leurs âmes avaient fusionné. Puis, tournant les talons, il passa la porte.

Elle le fixait de ses yeux brillants, craignant de manquer l’instant où il se retournerait pour la regarder une dernière fois. Il avait raison : des uniformes bleu et écarlate l’attendaient, elle entendait des voix austères et protocolaires. Tout ce qui traduisait du respect pour son homme, amiral anglais.

Il se retourna enfin, se découvrit et lui fit un grand signe. Puis il disparut.

Elle attendit que Ferguson soit regrimpé dans la voiture et lui ordonna :

— Dites à Matthew de partir, nous reprendrons le même chemin.

— Le bâtiment sera loin avant de changer d’amure, milady. Nous ne verrons rien.

Elle se laissa tomber dans la banquette.

— Je le verrai.

Elle laissa errer son regard sur les chaumières.

— Et il le saura.

 

La croix de Saint-Georges
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